Penser la Mode — Série d’été
M le Magazine du Monde
Entretiens de Sophie Abriat & Valentin PerezEmanuele Coccia, Nature & Couture
‘Lorsqu’on le retrouve dans son appartement parisien, au milieu d’une montagne de livres, Emanuele Coccia vient tout juste de rentrer des États-Unis. De Boston, précisément. Pendant quatre mois, le philosophe italien a enseigné la mode à Harvard. Une grande première pour l’université américaine – jamais encore la discipline n’avait investi de la sorte ses murs. Dans son cours, baptisé « The Ego in Things: Fashion As a Moral Laboratory » (« le moi dans les choses : la mode comme laboratoire moral »), il affirme sans détour que la mode est « le lieu dans lequel tous les arts se mélangent et s’unissent pour transfigurer nos corps, nos identités et nos vies », balayant d’un revers de main les reproches de frivolité qui lui sont encore régulièrement adressés. Il soutient aussi que la mode est « l’un des laboratoires philosophiques les plus actifs du moment ».’
‘Lorsqu’on le retrouve dans son appartement parisien, au milieu d’une montagne de livres, Emanuele Coccia vient tout juste de rentrer des États-Unis. De Boston, précisément. Pendant quatre mois, le philosophe italien a enseigné la mode à Harvard. Une grande première pour l’université américaine – jamais encore la discipline n’avait investi de la sorte ses murs. Dans son cours, baptisé « The Ego in Things: Fashion As a Moral Laboratory » (« le moi dans les choses : la mode comme laboratoire moral »), il affirme sans détour que la mode est « le lieu dans lequel tous les arts se mélangent et s’unissent pour transfigurer nos corps, nos identités et nos vies », balayant d’un revers de main les reproches de frivolité qui lui sont encore régulièrement adressés. Il soutient aussi que la mode est « l’un des laboratoires philosophiques les plus actifs du moment ».’
Emilie Hammen, de la pratique à la théorie
« Repenser
l’exercice de style du directeur artistique passe par
les ciseaux et les épingles de l’atelier, mais plus
encore par les livres. Proposer de beaux vêtements
ne suf t plus, l’esthétique pure a ses limites. La
conception collective du rôle de la mode dans la
société a évolué : désormais, on exige qu’elle se
fasse le miroir de nos émotions, de nos angoisses
et de nos crispations sociales et politiques. On
demande aux directeurs artistiques d’être pertinents quand ils commentent l’actualité ou inter-
rogent nos manières de performer nos identités.
Les créateurs de mode sont aujourd’hui des sociologues qui s’ignorent.» Alors à eux de s’entourer
de têtes pensantes capables de nourrir la
réflexion, pour être, par exemple, au fait des
études de genre et des théories postcoloniales.
Benjamin Simmenauer, le champ des signes
“ En somme la mode est un langage ? “ A priori, elle paraît moins riche et plus ambiguë que notre manière de parler, mais, pour elle, nul besoin de lexique ou de dictionnaire. Nous faisons tous des interférences à propos des caractéristiques psychologiques ou identitaires des autres, juste en regardant leurs tenues... A l’origine, le vêtement est un artefact purement pratique, destiné à nous protéger du froid. Mais, à mesure que le monde s’est sédentarisé et humanisé, il est devenu utile comme un outil de renseignement, de signalement.”
Luca Marchetti, interprète-à-porter
“Fasciné dès ses débuts par le penseur Roland
Barthes et le linguiste Jean-Marie Floch, Luca
Marchetti confronte davantage les notions convoquées et les images produites par la mode que les
vêtements eux-mêmes. Très vite, il a compris que
ses clichés publicitaires aggloméraient des signes
similaires : « le regard évasif, distant, le côté faus-
sement spontané, ou alors le portrait Renaissance
avec buste de trois quarts et regard vers le spectateur ».
Luca Marchetti a étudié à l’université
de Bologne. À peine inscrit en lettres, il dévie de sa voie au contact d’Umberto Eco, qui dirige le département de communication et qui est, « des Alpes à la Sicile », un sémioticien renommé. « Son charisme m’aimantait autant que sa méthode. Avec lui, on pouvait étudier la musique pop ou les pochettes des CD-ROM : le trivial était valorisé, brandi non sans provocation.”
Luca Marchetti a étudié à l’université
de Bologne. À peine inscrit en lettres, il dévie de sa voie au contact d’Umberto Eco, qui dirige le département de communication et qui est, « des Alpes à la Sicile », un sémioticien renommé. « Son charisme m’aimantait autant que sa méthode. Avec lui, on pouvait étudier la musique pop ou les pochettes des CD-ROM : le trivial était valorisé, brandi non sans provocation.”
Giulia Mensitieri déshabille la mode.
Aujourd’hui enseignante à l’Université libre de
Bruxelles, elle ne s’imagine pas une seconde arrêter de décrypter cette industrie. « Je n’ai pas été
lassée du tout. Au contraire, c’est la boîte de
Pandore que j’ai ouverte. Dans la mode, je trouve
toutes les questions urgentes à résoudre à mes
yeux : le capitalisme, ses inégalités, l’urgence environnementale, le genre... » Inspirée par l’approche
des « féministes marxistes et matérialistes », ses
prochaines recherches devraient porter sur
d’autres contributeurs de la mode, qu’ils soient
invisibles ou en pleine lumière. « Même si je ne
pense pas que le changement puisse venir des
grandes marques, car les actionnaires ne veulent
jamais gagner moins, peut-être qu’une nouvelle
génération saura s’extraire de cette approche iné-
galitaire, excluante et poussant à la consommation », espère-t-elle. Après tout, si critiquable
qu’elle soit, « aucune industrie n’est aussi puissante que la mode, juge-t-elle, pour transformer
nos imaginaires ».
Paul B. Preciado, le libre mélange des genres
‘Considéré comme l’un des penseurs actuels les plus influents, Paul B. Preciado
appelle à débinariser la sexualité, à décoloniser
l’inconscient et à déconstruire l’ordre patriarcal.
Il place le corps au centre de son analyse, c’est
donc naturellement qu’il s’intéresse à la mode,
discipline qu’il éclaire d’un jour nouveau et radical, comme tous les sujets qu’il touche... « Le vêtement est une peau synthétique, une prothèse qui participe à la construction sociale et
politique de la différence de sexe, mais aussi de
classe, de race et d’âge. La mode est au corps ce
que l’architecture est à l’espace : une technologie
de fabrication et de contrôle social.» On ne peut
donc pas, selon lui, la réduire à de simples considérations de style qui l’exonéreraient de ses responsabilités dans les politiques économiques,
du genre et de la sexualité.’